Réussir ses acquisitions : une preuve d’excellence managériale ?

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9–13 minutes

Par Christophe Deshayes,
chercheur en sciences de gestion et du management, professeur à l’Université Mohammed VI Polytechnique

Racheter des entreprises est un bon moyen d’atteindre la taille critique sur un marché ou de renforcer, voire compléter ses compétences et savoir-faire. Il s’agit donc assurément d’une activité réellement stratégique. Pourtant, les études ont longtemps convergé pour estimer que ces opérations échouaient à atteindre leurs objectifs dans 70 à 90 % des cas[1]. Les raisons les plus fréquemment avancées concernaient : les divergences culturelles entre les deux entreprises, le manque de planification, les surcoûts remettant en cause la rentabilité de l’opération, la résistance au changement des équipes de l’entreprise rachetée, ou encore une difficulté persistante à intégrer correctement le dernier arrivé.

Les choses semblent avoir progressé ces dernières années, puisque les études les plus récentes montrent un taux de réussite qui s’est significativement redressé[2]. On peut supposer que c’est le fruit d’une plus grande maturité et d’une plus grande rigueur des entreprises, mais aussi d’une plus grande professionnalisation de ce qui est devenu l’industrie des fusions-acquisitions (M&A), avec les avocats, les banquiers d’affaires, les experts et les consultants spécialisés sur les très nombreux points techniques des dossiers (due diligence, valorisation, communication financière…).

Un autre point clé dans la réussite de ce type d’opération est la capacité propre du groupe acquéreur à intégrer la société rachetée sans la détruire. Le groupe se trouve face à un dilemme : intégrer vite et fortement, sans nuance, au risque de tuer l’entreprise rachetée, ou, au contraire, lui laisser une large autonomie, au risque de ne jamais réussir à l’intégrer. Dans ce dernier cas, l’entreprise rachetée survit, mais les synergies annoncées et qui justifiaient le deal ne se concrétisent pas.

On retrouve à ce stade toute la nuance des origines françaises du terme management, soit l’art d’ordonner les choses, de les ménager, de ne pas les brusquer[3]. Qui veut aller loin ménage sa monture.

Au lieu d’adopter un comportement de seigneur et maître de la nouvelle entreprise et d’imposer, sans véritable discernement, ses propres normes de gestion – comme la plupart des empires qui, à quelques exceptions près, ont presque toujours imposé leurs lois aux nations vaincues –, certaines entreprises françaises comme L’Oréal et, plus récemment, Michelin ont développé une réflexion approfondie sur le sujet. Résultat ? Leurs opérations de croissance externe connaissent désormais des taux de réussite proches de 100 %.

Chez L’Oréal, l’enjeu est crucial, comme le précise Nicolas Hieronimus, son directeur général[4] : « L’Oréal s’est doté du portefeuille de marques le plus riche et le plus diversifié dans l’industrie de la beauté. Toutefois, intégrer de nouvelles marques demande de l’attention, des efforts et de la coordination de la part de l’ensemble de l’entreprise. Notre but est de faire de L’Oréal le meilleur intégrateur de marques dans le monde de la beauté. » Compte tenu de cet enjeu stratégique affirmé et de la nécessité de développer une véritable compétence organisationnelle distinctive, l’entreprise a souhaité structurer et professionnaliser cette fonction. À ce titre, le poste de Chief Integration Officer (CIO) a été créé. Il est rattaché à la direction générale et a été confié à Cyrille Carillon, un L’Oréalien de longue date jouissant d’une large expérience dans différents métiers et géographies, ainsi que d’une grande connaissance du Groupe, de son organisation, de sa culture et de ses normes de gestion. Son rôle est clair, il est le développeur et le gardien de la méthode L’Oréal d’intégration. Cette méthode a émergé au fur et à mesure des retours d’expérience et elle est cristallisée dans un imposant playbook de plus de 300 pages.

Les fusions-acquisitions sont devenues une tendance managériale lourde dans le monde de la beauté. Ce marché est hautement concurrentiel. Tout le monde veut racheter des jeunes entreprises prometteuses qui ont su flairer une nouvelle tendance et créer une percée sur un marché d’avenir. Les prix flambent. Tous les concurrents directs de L’Oréal, mais aussi les acteurs du private equity cherchent à saisir les meilleures affaires. Comme le précise Cyrille Carillon : « Ce sont donc des critères émotionnels ou liés à la réputation qui font la différence, d’où l’importance que les fondateurs des sociétés rachetées soient rassurés sur le fait qu’ils confient leur “bébé” à un groupe respectueux de la marque et des équipes. »

Lors des discussions d’acquisition, la première action du Chief Integration Officer est de planifier l’intégration, de mobiliser une petite équipe puisée ici ou là en fonction des besoins, pour aider l’entreprise à s’intégrer au mieux dans le grand groupe, c’est-à-dire à tirer profit des compétences et des actifs du Groupe pour poursuivre et surtout démultiplier sa croissance.  En effet, les entreprises rachetées par L’Oréal sont des entreprises encore modestes, mais ayant réussi sur un marché géographique restreint qui ne demande qu’à s’étendre. Cette équipe d’intégration représente un coût, qu’il faut bien entendu budgéter et intégrer dès la phase d’évaluation du deal, afin de ne pas avoir de mauvaise surprise par la suite.

Pour Cyrille Carillon, l’acquisition d’une entreprise « marque le point de départ d’un chantier de transformation […] En rejoignant L’Oréal, elle doit également s’aligner sur nos propres standards, souvent beaucoup plus contraignants que les règles locales. Par exemple, dans le domaine des ressources humaines, notre programme Share&Care prévoit pour les salariés un niveau de protection minimum partout dans le monde ».

Autres urgences non négociables : l’intégration immédiate de la trésorerie et l’intégration complète sous douze à vingt-quatre mois maximum de la paie et de la comptabilité.

Pour le reste, tout est discutable au cas par cas précise Cyrille Carillon : « Tout ce qui est lié à l’ADN de la marque, à l’innovation produit, au marketing doit être soigneusement préservé, puisque c’est ce qui fait le succès de la marque. Sur ces aspects, l’intégration sera donc beaucoup plus progressive et, dans certains cas, on peut laisser à l’entreprise beaucoup d’autonomie. »

Parmi les sujets les plus discutés et qui nécessitent une transformation progressive se trouve la qualité des produits et leur composition : « Lorsque l’on parle de qualité chez L’Oréal, on pense à un système reposant sur des normes, des tests, des analyses, des dossiers. Dans une petite entreprise, la preuve que les produits sont de qualité repose sur le fait que l’on n’a jamais reçu de plainte de la part d’un consommateur. » Dans la pratique, la plupart des formules des produits des entreprises rachetées doivent être modifiées pour atteindre les standards de qualité du Groupe, qui sont parmi les plus élevés du marché. Cette reconception des produits demande du temps, mais doit être poursuivie sans concession. L’enjeu en matière de réputation est trop grand pour transiger ou procrastiner sur le sujet.

Une telle transformation repose sur un sens de l’équilibre dans la définition des périmètres de normes à appliquer et la vitesse avec laquelle les appliquer. L’action est guidée par une recherche de nuance et d’équilibre entre le contrôle et l’autonomie. Le CIO est également coresponsable du plan de développement de l’entreprise rachetée, qui justifie le rachat. Il doit l’aider, aussi concrètement que possible, à tirer profit du Groupe, de ses expertises, de ses réseaux de distribution, des connaissances des différentes géographies, de ses moyens logistiques pour accélérer son développement et tenir les objectifs du plan établi lors du rachat. Le CIO a pour mission d’aider l’entreprise à se développer plus vite qu’elle ne l’aurait fait toute seule.

On retrouve dans cette recherche d’équilibre à la fois la racine italienne du terme management (maneggiare, soit tenir en main, par exemple un cheval au manège) et la racine française (ménagement, soit ordonner les choses et en prendre soin sans en abuser)[5].  Cette recherche d’équilibre est d’autant plus indispensable que les aspects humains sont essentiels.

L’une des questions les plus délicates concerne la capacité des groupes qui rachètent des entreprises à trouver une place, une nouvelle légitimité, aux fondateurs qui souhaitent poursuivre l’aventure avec le Groupe acquéreur.

Transformer un entrepreneur indépendant, maître chez lui, en salarié d’un grand groupe ne va pas de soi. Et pourtant, échouer dans l’intégration de ce type de profil signifie souvent échouer aussi avec l’équipe reprise.

Dans le cas de L’Oréal, le Groupe a identifié quatre profils-types de fondateurs dans le secteur de la mode. Ils sont décrits par Cyrille Carillon de la manière suivante :

« Le premier est l’évangéliste, c’est-à-dire le leader charismatique capable de convaincre et d’influencer les consommateurs. Le meilleur rôle à lui donner est celui d’ambassadeur de la marque.

« Un deuxième profil est celui de l’homme ou de la femme d’affaires qui a réussi dans le monde de la beauté, mais aurait pu s’intéresser à tout autre chose. On peut lui confier le rôle de general manager, quitte à le ou la faire épauler par un directeur adjoint qui s’assurera que l’intégration se déroule bien et que l’ensemble des process L’Oréaliens sont pris en compte.

« Je qualifie de beauty junkie un dirigeant réellement passionné par la mode, la beauté, les couleurs. Il ne vit que pour cela et, selon la formule de François Dalle, il sait « saisir ce qui commence », ce qui est fondamental pour nous. Les dirigeants ayant ce profil peuvent se voir confier un rôle de directeur du marketing international.

« Enfin, le business disruptor a le talent d’imaginer de nouveaux modèles d’affaires avec, par exemple, des produits personnalisés de traitement de la peau ou des cheveux. Il faut le laisser développer le modèle qu’il a imaginé, car il est en avance sur le marché. »

Si L’Oréal est une des premières entreprises à avoir structuré sa démarche avec une méthode et une fonction officielle, celle de CIO, de nombreuses autres entreprises ont également beaucoup progressé sur ce sujet. En devenant des acquéreuses régulières, elles se doivent de séduire les entrepreneurs en leur prouvant qu’elles sauront intégrer les marques, les équipes et peut-être même les entrepreneurs eux-mêmes s’ils le souhaitent.

Michelin, qui a récemment redéfini sa stratégie pour se définir non plus comme un leader mondial du pneu, mais comme un leader des composites (polymères, élastomères), s’est ouvert un domaine peu exploité sur lequel il entend croître au pas de charge par croissance externe. Cette croissance est pilotée directement par la business unit dédiée aux solutions composites polymères. Elle a multiplié les opérations ces dernières années avec les mêmes enjeux que ceux décrits par Cyrille Carillon et des approches similaires, y compris dans ce qui est négociable et ce qui ne l’est pas. La trésorerie est rapidement mise sous contrôle. La politique d’un salaire décent dans toutes les géographies est immédiatement étendue aux filiales rachetées, même si ce problème se pose rarement dans ces entreprises en croissance. La formulation des produits est également rapidement revisitée et progressivement montée aux niveaux d’exigence du Groupe. Les entreprises rachetées deviennent, par ailleurs, les têtes de pont de Michelin sur des marchés très spécialisés qui sont encore modestes et sur lesquels Michelin veut croître, y compris par croissance externe. À ce titre, ces entreprises ont vocation à être les véhicules de consolidation des marchés en question, et donc à absorber les futures cibles. Ce management respectueux des diversités et des enjeux stratégiques conduit Michelin à connaître, comme L’Oréal, un taux de réussite proche de la perfection. Ce n’est pas un hasard si ces deux entreprises européennes se veulent fondées sur un modèle à la fois global et local (“glocal”) et si leurs cultures d’entreprise attachent une attention particulière à l’humain.

Si, selon l’adage populaire, c’est au pied du mur qu’on reconnaît le maçon, on peut penser que c’est à l’occasion de l’intégration d’une entreprise récemment rachetée que l’on reconnaît la valeur du système managérial du groupe qui fait l’acquisition.

Réussir ces opérations est la preuve d’un parfait dosage entre contrôle et autonomie, rationalité et responsabilité, maîtrise des coûts et de la qualité, et création de valeur(s).

La plupart des groupes se sont améliorés ces dernières années sur la question, ce qui laisse à penser que, d’une manière générale, le management des entreprises a progressé dans le sens d’un management plus équilibré.

Le taux inhabituellement élevé de réussite des intégrations chez L’Oréal ou, plus récemment, chez Michelin semble indiquer des performances managériales supérieures à la moyenne. La preuve d’un management qui ménage ses ressources autant qu’il conduit l’allure.


[1] Source : C. M. Christensen, R. Alton, C. Rising et A. Waldeck, « The Big Idea: The New M&A Playbook », Harvard Business Review, 2011.

[2] Source : « Une meilleure approche des fusions-acquisitions », Harvard Business Review France, 2024.

[3] Cf. « Les origines du terme management », Élucidations managériales.

[4] Cette citation et les suivantes sont tirées de la séance du 4 mai 2021 du séminaire Vies des affaires de l’École de Paris du management, « L’Oréal, l’art d’intégrer des acquisitions ».

[5] Cf. « Les origines du terme management », ibid.

2 réponses à « Réussir ses acquisitions : une preuve d’excellence managériale ? »

  1. Avatar de starstruckdelicately89c7e0f90c
    starstruckdelicately89c7e0f90c

    Autant je suis admiratif des capacités d’intégration d’entreprises comme celles que montrent L’Oreal ou Michelin, autant je pense excessif de faire de cette capacité l’alpha et oméga de l’excellence managériale.

    La capacité à bien intégrer les entreprises acquises ne représente l’excellence… que pour les groupes dont le mode de développement repose, au moins pendant une certaine période, sur de telles acquisitions! C’est donc un type d’excellence managériale, mais des entreprises industrielles dont la stratégie de développement est endogène requerront un autre type de management. Ne recommençons pas l’erreur de Peters et Waterman (In search of excellence, 1982) de croire que les critères de l’excellence sont absolus et intemporels. Ils sont contingents et liés à une époque.

    Mon expérience personnelle montre qu’il y a de nombreuses causes à l’échec des fusions et acquisitions parmi celles-ci, et de façon non exhaustive,

    l’achat intuitif : le patron de l’entité est séduit par ce que fait la cible, il entrevoit des synergies possibles (mais parfois lointaines ou illusoires) avec ce que fait sa société et en plus la cible n’est pas chère… l’échec est certain!

    L’achat camouflage : l’acquisition n’a pour objet que de perturber la série des comptes de l’entreprise, pour rendre les comparaisons « à périmètre constant » à peu près impossible, et interdire ainsi de s’apercevoir que l’acquisition précédente était un échec, l’échec dans ce cas n’est pas seulement certain, il est planifié!

    l’achat sentimental : l’ancienne maison mère ou l’ancien leader du marché, qui a connu des malheurs est racheté par l’ancienne filiale ou l’ancien concurrent qui a réussi et grandi et pour qui ce rachat est une consécration. L’échec n’est pas absolument garanti mais probable, car il y a de bonnes raisons pour lesquelles la cible a connu des malheurs…

    Ce ne sont que quelques exemples et je suis sûr que les lecteurs en trouveront d’autres.

    L’avantage de professionnaliser la fonction d’intégration est normalement d’éliminer tous ces cas dont l’échec est hautement prévisible.

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    1. Avatar de Élucidations managériales
      Élucidations managériales

      Merci de votre question qui me permet de préciser ma pensée.
      Comme rappelé dans notre manifeste, le management est notamment une intelligence de situation
      En conséquence, il doit être clair que la croissance externe est une possibilité, en aucune façon une obligation de bonne gestion.
      En revanche, lorsqu’on souhaite faire de la croissance externe, ne pas tuer l’entreprise rachetée peut paraitre comme un minimum de bonne gestion. Or malheureusement, le taux d’échec était jusqu’ici considérable. Pour faire court, la cause essentielle peut être résumé comme un manque d’attention à l’autre, ses spécificités, ses fragilités etc. donc comme une carence de management, voire comme l’hubris de l’entreprise acquéreuse.
      C’est en cela que réussir des acquisitions à répétition, comme le montre L’Oréal ou Michelin, démontre une grande capacité d’attention à l’autre et de capacité à réfréner ses impatiences et ses certitudes. C’est en cela qu’il est possible d’y percevoir un marqueur de management éclairé ou d’excellence managériale, avions-nous osé.
      Il existe dans les cas L’Oréal et Michelin un même modèle de croissance externe, il s’agit de racheter des entreprises modestes (qui peuvent cependant être bien valorisées) qui exploitent un marché naissant qu’elles ont su capter avant d’autres et sur lequel l’entreprise acquéreuse souhaite prendre une place significative à terme.
      Enfin, pour prolonger votre liste des cas de croissance externe qui restera non exhaustive, ajoutons :
      Les fameuses fusions entre égaux qui heureusement se soldent rarement par un échec complet, ne sont qu’exceptionnellement des réussites. La plupart du temps l’un mange l’autre plus oui moins brutalement et la digestion est longue et difficile. Les cas sont trop nombreux pour être énumérés.
      Les fusions transformationnelles qui permettent à l’entreprise acquéreuse d’accélérer et de réussir une transformation difficile sans ce rachat. Le rachat par Sanofi de Genzyme a été présenté comme cela aux marchés et peut être considéré comme une réussite.
      Merci encore pour votre question

      Christophe Deshayes

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